Le regard de l’antilope


Le travail est terminé. Les hommes se reposent, qui assis dans l’herbe rase, qui appuyé sur sa machette. Il a fallu scier certains arbustes au tronc déjà trop épais pour un simple fauchage. Une scie fait donc partie des instruments aratoires qui intriguent le marmouset. Elle a autant de dents qu’un crocodile ! Prévenu par sa femme, le Major est revenu de la ville pour inspecter à la hâte le travail effectué. Elle voudrait que les plantons repartent avec lui, en profitant de la jeep. Après ces trois jours de travaux forcés, elle ne voulait pas les renvoyer sous le soleil de plomb, non pas compassion mais par crainte qu’ils ne s’attardent en cours de route, suscitant ragots et quolibets.


Le jardinier, muni d'une grande faux, se retrouve seul avec l’enfant, sidéré par cet autre instrument. Il n’apprécie qu’à moitié cette responsabilité. Il rassemble les outils puis se dirige vers la maison, espérant y trouver une femme qui reprendrait cet encombrant petit-fils sous sa garde. Heureusement, Maama veille dans la cuisine et s’empresse de le récupérer ! Elle discute un peu avec le gaillard et l’abreuve d’un grand verre d’eau fraîche, ce qui le ravit. Ils ont sué sang et eau pour dégarnir les abords du jardin.


Maman doit bientôt rentrer, elle s’est rendue à la poste pour voir si le courrier qu’elle attend de son mari est enfin arrivé. En attendant, Maama occupe le mouflet en se faisant aider d’amusante manière. Elle pèle des pommes de terre. C’est lui qui doit les prendre dans le seau de rinçage et les confier une par une à ses mains expertes. Le jeu rapide du couteau fascine le gamin, les yeux écarquillés. Quelle magie de voir la chair jaune tendre et humide se dévoiler lorsque tombe la pelure brune parsemée de taches noires !


Cela dure le temps de sept pommes de terre et puis le bambin s’échappe du tabouret, ne prêtant qu’une oreille distraite aux injonctions de prudence de la cuisinière : "Fais bien attention ! Le vilain serpent est peut-être toujours là !" Sans bien comprendre le message, il en entend la sourde menace et s’arrête au périmètre du jardin, comme si cette frontière invisible pouvait arrêter un agresseur aussi redoutable.


Le changement de paysage l’intrigue. Où donc est passée cette ceinture de buissons ? Quantité d’oiseaux se concertent sur les branches basses des arbres proches. Ils semblent médire des hommes, en déplorant la perte du nid ou l’arbrisseau qui le nourrissait de baies. Quelques insectivores se repaissent dans le tapis de feuilles, ignorant superbement les chats trop paresseux pour faire autre chose que de fouetter la queue sans bouger le reste du corps. De toute façon, ils arriveront trop tard s’il leur prenait l’envie de bondir sur l’un de ces téméraires ! Le petit tente de s’expliquer avec la gent ailée : "Ssha !" Ce sifflement zozoté rappelle justement de très mauvais souvenirs à certains ! Pépiant de plus belle, ils s’envolent brusquement et disparaissent dans les frondaisons hautes d’où ils insultent l’univers sans prendre aucun risque.


Curieusement, le drame qui s’est produit ne semble guère affecter les chats. Deux ou trois d’entre eux finissent par vadrouiller dans cette bande éclaircie, à la recherche

d’odeurs aguichantes. Ils sont d’ailleurs si nombreux, maintenant qu’ils ne se cachent

plus, que l’on ne peut pas vraiment se rendre compte qu’il manque deux unités. Une malheureuse souris a la mauvaise idée de sortir de son trou à cet instant. Elle couine

d’un ton suraigu quand elle voit fondre sur elle une bouche rose pleine de dents pointues. Fixée sur le sol par des griffes effilées et blessantes, elle se débat misérablement. Sa majesté fauve relâche son emprise et laisse filer la peluche grise qui crie de douleur. Elle mourra rapidement car rien n’est plus infectant qu’une griffure de chat. Il ne prend même pas la peine d’en faire son jouet. L’enfant a observé la scène et ressent un vague malaise. Décidément, les animaux ont des comportements qui ne ressemblent pas à ceux des humains !


Bien décidé à reprendre son exploration, il découvre un manche en bois et une lame en métal. Elle brille sur sa tranche aiguisée et rouille sur l’autre plus plate. Cela ressemble à un grand couteau dont le bout se relève. L’un des hommes utilisait cet instrument pour couper des branches. Si on essayait à son tour ? Que c’est lourd ! L’instrument glisse des mains. "N’y touche pas !" Maama le surveillait du coin de l’œil. Elle a bondi de son siège avec une souplesse inattendue au vu de sa masse imposante. Elle accourt : "C’est une machette ! Les imbéciles ! Les distraits !" Dommage ! Il aurait bien voulu jouer avec cet objet bizarre. Il décoche un gentil sourire à son cerbère qui grommelle des propos réducteurs sur l’inconscience des hommes.


L’enfant repart vers la lisière de la forêt. "Reviens ici !" Cette fois, elle ne le lâche plus. Ce garçon semble avoir une certaine propension à chercher la catastrophe ! Elle tient la machette d’une main et enfouit l’une des menottes un peu réticente dans l’autre. Adieu la liberté ! Cette main calleuse diffère de celles des autres femmes qu’il côtoie, mais il y a un point commun entre les deux mains ici réunies : elles sont dodues, à des degrés divers, bien entendu !Ils forment un couple étonnant. Elle, énorme et protectrice, lui, minuscule et intrigué par l’aventure. Il ressent l’énervement de l’adulte mais n’en comprend pas les raisons.


A cet instant, un ange apparaît. Elle a glissé sa tête à travers les broussailles qui bordent la forêt et contemple les humains qui se sont arrêtés pour la regarder. Elle dispose de grandes oreilles claires qui bougent dans toutes les directions. Son visage est duveteux et pointu, elle a une truffe toute noire et luisante, mais ce qui frappe le plus, ce sont ses yeux bruns, grands et magnifiques. D’instinct, le petit garçon a compris qu’il ne devait pas crier. Maama lui murmure à l’oreille : "Antilope !"Rassurée par l’absence de mouvement du côté des humains, elle sort des buissons protecteurs. Serait-elle, elle aussi, intriguée par le changement survenu autour du jardin ? Elle s’arrête à deux mètres de la femme et de l’enfant et les observe. Ceux-ci restent immobiles, Maama attendrie et souriante, le marmot bouche ouverte. Sa robe est brune et légèrement luisante, avec des parties plus sombres sur le dos et plus blanches, le ventre. Son cou s’orne d’une écharpe naturelle un peu plus claire. Elle a des cornes noires, tortillées et pointues en diable. "Tu as vu ? Elle a des chaussettes aussi noires que le bout de ses oreilles."En murmurant, Maama attire l’attention de l’enfant sur ce détail surprenant.


L’animal semble prendre plaisir à être observé et se met à brouter des feuilles coupées. Elle glisse de temps à autre un regard humide vers son public admiratif. Les chats se sont faits discrets, certains se terrent, un peu inquiets. La visiteuse secoue les oreilles pour se débarrasser de mouches envahissantes. L’enfant rit. La gazelle intriguée se redresse pour écouter cette étrange cascade de sons. "Chuuut !" fait Maama : "Tu vas la faire fuir !" Et le petit fait une grande découverte en regardant l’Africaine dans les yeux. Ils sont les mêmes que ceux de l’ange antilope ! La même couleur, le même velouté, la même douceur. Les quatre iris ont l’air aussi profonds que la nuit. Il se sent tout joyeux depuis cette constatation, et désigne du doigt la tête du ruminant.


A ce moment, une voiture arrive, ce sont les Dames qui reviennent. Hop, hop ! en deux bonds miraculeux de légèreté et de puissance, l’antilope se fond dans l’ombre discrète de la forêt voisine.Le garçonnet s’échappe et court, très excité, vers sa génitrice pour raconter ce qui est arrivé. Il veut parler de la souris et de sa rencontre avec l’ange mais

comment expliquer à la jeune femme, intriguée par tant d’excitation, que les yeux de la robuste Maama et ceux de l’antilope si délicate étaient les mêmes ? Il est temps d’utiliser

les mots qui sortent de la bouche des grands, car les gestes, les onomatopées et les cris ne suffisent plus pour se faire comprendre.


Heureusement que Maama est là pour raconter l’histoire !"Nous n’en parlerons surtout pas à ton père, sinon..." décrète Grand-mère, moins sensible d’habitude, mais qui refuse l’idée de casser le rêve de son petit-fils : "Elle pourrait revenir !" Elle estime sans doute que la malheureuse histoire du singe et la disparition dramatique des deux chats suffisent à l’expérience débutante au premier de ses petits-enfants.


Longtemps, l’enfant a cru que Maama et l’antilope étaient des sœurs, et l’on se moquait de lui quand il le prétendait. Un jour, il a décidé de garder cela pour lui, Il n’en a plus jamais parlé, se demandant s’il avait rêvé, mettant même ce souvenir en doute, taisant sa conviction profonde qu’il avait raison. Car elles étaient sœurs, c’était certain !