La danse des chats


""Viens, mon ange, nous allons nous promener !" Mère-grand entraîne le chérubin guilleret dans un sentier poussiéreux, desséché par endroits ou bordé d’une végétation luxuriante. Il pleut souvent dans ce coin d’Afrique mais les dieux du vent et des orages font des caprices et, depuis deux semaines, tout est sec. Si on excepte le chant des oiseaux, le calme envahit tout dès que l’on s’écarte de la route. Le marmot gazouille, tiraille la Dame qui se laisse faire, attendrie par ce déploiement d’énergie. Il montre d’un doigt potelé la cime des arbres qui rient. Elle est décidée à lambiner, ce qui est exceptionnel. Il fait chaud et elle se dit que cela finira par calmer les ardeurs du bambin.


Ils parcourent à peine cinquante mètres pour se retrouver dans un monde différent, si loin de tout que l’on dirait avoir parcouru cinquante kilomètres. L’après-midi tire à sa fin. Le réseau de sentiers permet de parcourir une sorte de cercle autour du jardin. Il y a moyen de calibrer la promenade de telle sorte que l’on soit de retour à l’heure de l’apéritif pour les grands et du repas du soir pour le petit. La tombée de la nuit est abrupte par ici, pas question de risquer une rentrée nocturne avec l’enfant !


"Oh !" Un bout de queue vient d’apparaître entre de hautes herbes. Et disparaît aussitôt, provoquant un froufrou et entraînant la chute de la fine couche de poussière qui couvre les végétaux. "Oh !" reprend l’enfant. "C’est Picpus !" annonce la grand- mère. Le jardin de la maison coloniale héberge des tribus de chats souvent retournés à à l’état semi sauvage. Avec bienveillance, on leur attribue la faculté de veiller à l’intégrité des réserves de nourriture placées dans la pièce annexe à la cuisine. Ils sont supposés écarter les multiples rongeurs qui rodent. Mais ces gardiens trop bien nourris, qui aiment par-dessus tout se vautrer au soleil pour se reposer de leur nuit harassante, se révèlent peu efficaces. Mauvais serviteurs, mendiants parfois agressifs, vilains chapardeurs pis que ceux qu’ils sont censés chasser, éternels fêtards épuisés, ils restent de précieux compagnons à l’affection souvent débordante !


Le mouflet adore poser l’oreille sur le ventre surchauffé de l’un de ces mini-fauves. En général, cela déclenche un ronronnement intense qui fait vibrer toute sa tête. Ils affectionnent dans cette position de poser une patte familière sur le jeune crâne aux cheveux si fins. De temps à autre, ils sortent à demi les griffes, à la fois pour montrer qu’ils n’acceptent qu’une paix armée, mais aussi pour provoquer une réaction des humains adultes. Quand le jeune nez frôle le pelage, un éternuement irrésistible explose, faisant sursauter tous les mammifères présents. Ce nez plisse ensuite car la fourrure exhale une drôle d’odeur, qui ne ressemble à rien de connu ! Elle n’a rien à voir avec celle de Maman, qui sent le savon, ou de Grand-père, qui exsude la pipe. Réciprocité bien comprise, en général, le bambin se fait flairer en retour. Une langue râpeuse à souhait frotte et rosit le délicat épiderme de sa joue pour de récolter quelque relief lacté mais aussi pour répondre à cette manie du nettoyage commune aux félins. Ce geste,

pourtant amical et supposé hygiénique, provoque alors l’affolement des Dames qui président aux destinées du rejeton.


On avance sans hâte. Le petit fripon s’arrange pour aller dans les directions opposées à celles prises par son aïeule. Celle-ci fait semblant de ne rien remarquer, ce qui arrête son petit-fils dans son élan et le fait revenir aussitôt, car la lisière d’une forêt reste une domaine inquiétant. On ne voit qu’une muraille de verdure silencieuse, brisée par quelques cris d’oiseaux, des craquements dans les hautes branches. Les plantes du sol bruissent sans bouger et des singes invisibles clament par moments leur éternelle colère, à l’abri de tout regard. Cette forêt est plus vivante qu’elle ne le laisse entrevoir ! Un bourdonnement continu rappelle qu’à côté du règne des insectes, tous les autres animaux ne forment qu’une minorité. Par endroits, les pieds nus dans les
sandales se souillent de terre fine et tenace, et se sont alors des cailloux
minuscules qui crissent et s’entrechoquent sous les semelles. Pourtant, l’impression globale, reste le silence ! Comme si tous les bruits s’annulaient mutuellement ou comme si le tapage animalier intégrait la forêt, tel un buisson.


Chose amusante, des chats accompagnent toujours leur maîtresse dans ses pérégrinations. Comportement qui va à l’encontre de la légende prétendant que leur égoïsme des chats ne les attache qu’aux lieux de leur séjour. Loin d’être indifférents à l’égard des maîtres nourriciers, ils les suivent de loin en loin. Ainsi quand le couple des grands-parents se rend, parfois à des kilomètres de là, pour participer à une réunion ou répondre à une invitation, systématiquement, mais d’autant plus tard en soirée que le déplacement s’avère long, les hôtes amusés voient apparaître en bordure du jardin une petite troupe de fidèles. Leur arrivée suscite la réaction peu amicale des chats locaux, qui crachent d’enfer sur les nouveaux venus. Ceux-ci restent calmes et non intrusifs, pour montrer qu’ils ne sont pas là pour investir les lieux, ce qui résout pacifiquement les problèmes de voisinage. Ils repartiront de toute façon lorsque le moteur de la Jeep démarrera. Immanquablement, le Major dit alors : "Tiens, ta cour est arrivée !" Tout le monde s’en amuse mais personne, pas même le distingué biologiste qui étudie la flore et la faune de la région, ne trouve d’explication plausible à cette attitude. En plus, ils se déplacent en groupe, ce qui est très inattendu de la part de ces félins plutôt reconnus pour leur individualisme !


Soudain, une chatte noire efflanquée sort des fourrés. Elle avance comme une droguée, rattrapant son équilibre à chaque pas, donne des coups de tête irréguliers vers la gauche et miaule faiblement pour attirer l’attention de sa maîtresse distraite. Celle-ci marche très lentement, ce qui fait que l’animal parvient enfin à la rejoindre, tourne autour d’elle pour se placer en travers de sa route, et, en oscillant, replie les pattes de devant, semblant se prosterner devant une idole, car les pattes de derrière tendues laissent le postérieur en position plus élevée que la tête. La queue est rigide et hérissée. La femelle s’effondre ensuite sur le côté et donne quelques coups de griffes dans l’air et l’herbe rase. Un filet de bave visqueuse prend naissance à la commissure de ses lèvres.


Interloquée, Grand-mère s’est arrêtée et se penche sur le petit félin. La bête est atteinte de soubresauts de plus en plus spectaculaires avant de devenir raide comme un bâton : elle vient de mourir ! La Dame se redresse et appelle son petit-fils qui s’est rapproché de toute la vitesse permise à ses petites jambes, très intrigué par cette danse bizarre.Mère-grand tient le bonhomme par la main et regarde alentour.


A ce moment, un deuxième chat sort des fourrés. Il est de la même nichée. C’est un joyeux bâtard, frère de la première, mais dont le pelage donne une impression beaucoup plus mitigée. Les taches se répartissent n’importe comment et le nez est d’un rose bonbon du plus mauvais goût. Frère et sœur inséparables, leur apparence avait amené l’impitoyable Grand-Père à les nommer Serpillière et Torchon, au grand mécontentement de sa femme. Mais aujourd’hui, Serpillière vient de mourir et Torchon n’en mène pas large et ne fait plus rire Il feule doucement et ces plaintes ressemblent à des gémissements. Il tangue dans une démarche hésitante, se dirige vaille que vaille vers le groupe. On dirait qu’il ne voit plus très bien. Il perd l’équilibre deux fois sur son trajet et vient s’effondrer près de sa sœur. Le nez enfoui dans le sol, il subit les mêmes crampes violentes qui cambrent tout son corps. A son tour, il ne bouge plus, il cesse de respirer.


"Heu ?" dit l’enfant en désignant tout étonné les animaux raidis. Cela lui rappelle

vaguement quelque chose, qu’il commençait à oublier : sa rencontre avec le singe mort, dans le jardin. Dans ce cas-ci, pas de sang coagulé, et les mouches ne sont pas encore là. "Un serpent ! " s’écrie Grand-mère. Elle saisit son petit-fils par la taille et le transporte à toute vitesse vers la maison.


Branle-bas de combat général ! Tous les plantons et serviteurs, y compris ceux du voisinage, sont réquisitionnés pour battre les fourrés et essayer de repérer puis de tuer le redoutable assassin. Comme ils ont les pieds et les jambes nus, ils frappent l’herbe à grands coups de bâton, pour effrayer le monstre discret et éviter de subir un sort similaire à celui des malheureux promeneurs.Rentré le soir, Grand-père donne l’ordre au jardinier de faucher tout ce qui entoure le gazon et les haies sur une largeur de cinq mètres. L’homme le regarde par en dessous : ça lui prendra des jours ! Il demande timidement s’il sera seul pour ce travail ? Le Major réfléchit, puis : "Non ! Tu as raison, je te joindrai deux plantons. Et puis, l’expérience vient de prouver que cela peut être dangereux ! Ah oui ! Mettez aussi des bottes !"