Drôle de soleil


"... Comment ?... Dans les filets d’un chalutier ? Quand ?... A ce point ? Et tu estimes son poids à ... une demi-tonne ? Diable !... Où cela ?... Et bien, écoute, je viendrai vers midi : il sera toujours là, je suppose... Ah !... Demande-lui d'en faire plusieurs, cher ami, je peux compter sur toi ?... En fait, pour moi, c'est la première fois, mais je supposais qu'il pouvait y en avoir d'aussi gros... A tout à l'heure !"


Grand-père rend les écouteurs au radio, qui se tient à ses côtés et lui demande s’il a entendu. "Oui, Major ! J'en ai vu un quand j'avais son âge, échoué sur la plage, mais moins gros." Il désigne d’un geste vague le bambin qui joue avec des petites voitures sur le plancher et écoute, sans en avoir l'air, la conversation entre le gradé et son soldat. Le Blanc montre son intérêt pour cette nouvelle surprenante par des succions réflexes sur sa pipe en produisant un nuage de fumée bleue. Il se penche vers le petit chahuteur : "On a pêché le Soleil ! Tu veux venir le voir avec Grand-père ?"


Émoustillé par cette remarquable nouvelle, il file prévenir Maman qui lit dans le salon, avec un savant montage sur la tête pour une permanente dont la caractéristique est de tenir très peu de temps dans ce climat humide. Elle le repousse : aujourd'hui, elle a envie d'avoir la paix !


Il file sur la terrasse : il fait encore clair mais comme il y a des nuages, on ne voit pas le soleil dans ce qui reste de ciel bleu. Il n’y a plus de soleil dans le ciel ! Il retourne casser les oreilles de son aïeul : "La jeep ! La jeep ? Tout à l'heure !"


Comme l'enfant tourne autour de son siège, Grand-père se lève et lui montre sur la grande horloge la position que les aiguilles doivent atteindre avant le départ. Le mioche ira considérer leur lente rotation au moins vingt fois. Il est allé récupérer une balle jaune au jardin et l'a cachée sous un mouchoir : "Pêché, soleil !" Le Major en reste ébaudi et le Noir rit sur un ton aigu.


Grand-père fait semblant de ne pas remarquer l'arrivée des aiguilles sur l'heure fatidique mais son petit-fils veille Il vient le tirer par un pan du short en tendant le bras vers la pendule ovale, qui attire elle-même l'attention en produisant un dong dong grave.


Amusé, l'ancêtre se lève, avertit sa fille qu'il kidnappe sa progéniture et tous deux se rendent au véhicule de service. Aujourd'hui, il conduira lui-même. A l'allumage du moteur, sa femme surgit de la maison, comme une succube, fichu sur les cheveux et l’air des grands jours de nettoyage."Ramène du savon pour la lessive quand tu reviens !"


Son mari adore ce genre d'instruction ! Il a l'habitude de transmettre ce type de corvée à l'un de ses plantons : mais ici, il n'en a pas sous la main pour la refiler. Il maugrée : "Tu vas voir, je vais l'oublier et elle va m'enguirlander..." Il conduit le véhicule pipe au vent, ce qui fait sourire le petit qui trouve que l'ensemble rappelle un bateau qui fume.

On arrive sur une plage couverte par une population bavarde et rieuse. Les gens s'écartent avec un respect craintif à l'arrivée de l’administrateur mais envoient de gentils gestes d'amitié au garçonnet qui l'accompagne.


Entouré de Blancs qui le photographient, un poisson énorme, presque rond, est suspendu par une poulie à un cocotier. Un câble l'enserre en deux tours passant derrière les nageoires pectorales. Bouche ouverte, yeux vitreux, la peau abîmée par les manœuvres pour l'extraire de l'océan et l'amener dans cette position, il garde cependant une certaine majesté due à sa masse imposante. L'enfant refuse d'ailleurs de l'approcher, provoquant la joie des spectateurs. Son grand-père avait imaginé l’asseoir sous la bouche baveuse pour faire la photo ! Imaginez un peu l’enthousiasme de son petit-fils et la réaction probable des femmes au retour !


"C'est un poisson-soleil", insiste le Major. Oui, d'accord ! Mais où est le soleil promis ? Le mioche regarde dans toutes les directions et surprend le soleil passant ses rayons entre les palmes des arbres de la plage. Il attire de suite l'attention du Commandant : "Parti, soleil !" Se rappelant ce qu'il avait annoncé aux jeunes oreilles le matin même, le Major s'esclaffe ! Il raconte l'histoire à ses voisins. Tous se moquent gentiment de l’enfant, observant le Major qui affiche une image plutôt rare de bonne humeur.


Allons, il faut rentrer ! Le chauffeur taquine son petit-fils dont le nez fronce de contrariété. Il ne comprend pas le sujet de la moquerie mais ressent qu’elle lui est destinée. Avec un air de rien, le diablotin réfléchit et commet la toute première vengeance de sa courte vie. Il attend la sortie de la ville pour rappeler à son ironique mentor : "Savon !" Le coup de frein qui succède à ce cri triomphal le fait glisser sous le tableau de bord, heureusement sans mal. "Misère, tu as raison !"


Demi-tour rapide et arrêt à la première épicerie encore ouverte ! Elle est tenue par un Italien disert et affable qui extrait des rayonnages un paquet de poudre blanche odorante. Le Major félicite son petit-fils qui se rengorge. Grâce à lui, ils ont échappé à une séance de reproches désagréable. "On a évité un savon, cher enfant ! Absolument ! Et comment ? En achetant du savon !" Bien sûr, l’humour échappe au gamin mais il rit parce qu’il sent son grand-père d’humeur joyeuse.