Les hippopotames roses


Après la journée épique consacrée à la pêche sportive, Maman a négocié avec son père une paisible promenade au fil de l'eau dans un des bras morts qui longent le fleuve. Les rives de l'estuaire sont envahies de mangroves, zones où se développent les palétuviers posés sur leurs racines en arcade. Une faune spécifique s'y prélasse, dont les plus bizarres sont sans conteste des poissons pulmonés, les dipneustes primitifs, et les periophtalmes montant sur les racines aériennes sans s’éloigner de la surface. Calmes comme des étangs et bordés d’une végétation luxuriante, ces chenaux offrent aux promeneurs l'impression de se retrouver seuls au monde.


Le pilote dirige habilement le canot à moteur entre les îlots constitués de bois mort couvert de plantes saprophytes. Il navigue au ralenti, permettant aux passagers de profiter pleinement du paysage. Des oiseaux volent entre les branches des arbres envahissant les rives. Leur ramage varie du gazouillement mélodieux aux stridulations rauques. Aux cris discordants se mêlent d’autres hurlement : ceux des singes, au demeurant toujours invisibles. Des crocodiles se faufilent sur les parties nues des berges. Ces grands lézards semblent ricaner éternellement. Certains se reposent la gueule ouverte, laissant des pique-bœufs nettoyer leur dentition. Dans les parties marécageuses exondées, l’on dérange l’un ou l’autre potamochère qui lève le groin et redresse les oreilles au passage de la barque. Le marmot s'enthousiasme à chaque apparition et ses exclamations surprennent les animaux vivant dans cet éden.


En empruntant un affluent, la mangrove se raréfie, faisant place peu à peu à une forêt plus classique. A l'avant, le Major a déployé une canne à pêche d'une taille plus raisonnable que pour une excursion en mer. Il compte capturer quelques poissons pour le repas du soir. Il demande au guide d'éteindre le moteur et de laisser le bateau courir sur son erre pour ne pas effrayer les poissons. Posé comme un rubis dans un écrin de velours vert, un arbre couvert de fleurs orange rouge, un bignonia, se détache des frondaisons, son reflet rosissant le miroir d'eau sombre. Assez rare à la côte, beaucoup plus fréquent dans le centre du pays, il détonne dans le paysage. A-t-il poussé ici spontanément ?


Le Major, observant l’émerveillement de sa fille, commande de s'installer sous cette splendide chevelure coralline. C’est à la rame que le conducteur achève calmement la manœuvre. "Restons ici, nous y serons tranquilles", décrète le Major, en jetant un rapide coup d’œil circulaire. C’est au moment d'accoster, qu’un souffle puissant fait tourner la tête à tout le monde et pâlir les adultes.


Une troupe d'hippopotames perce la surface tout autour de la barque ! Le guide provoque une embardée pour éviter in extremis d'en percuter un, sorti devant la proue. Tout lecteur de bande dessiné sait la colère de ces grosses bêtes susceptibles ! Le risque de chavirer, ne serait-ce qu’à cause du rapport des masses, est bien réel.


Immanquablement, les crocodiles curieux et insatiables accourent au bruit des rescapés qui battent l'eau des bras et des jambes, donnant l'impression d'animaux en détresse

tentant d'échapper à la noyade. Cela n'a rien d'une fiction et le grand-père ordonne à

voix basse de ne pas relancer le moteur au sein du troupeau pour ne pas semer la panique. Le canot s'enlise dans des plantes aquatiques près d'un tronc flottant. Les

animaux agitent les oreilles, froncent l'eau en vaguelettes formant un collier rose et brun autour de leur cou épais.


"Oh !" Un petit hippopotame nage sagement près de son énorme mère, s'attirant la sympathie indiscrète du gamin. "Chut !" L'aïeul fait de gros yeux pour intimider son petit-fils. Les ongulés ont ignoré jusqu'à présent les intrus et il est inutile d'attirer leur attention. S’ils considèrent les importuns comme dérangeants, ils repartiront. Mais s’ils les soupçonnent de malveillance, mieux vaut ne pas tenter l’expérience ! Un premier hippopotame baille et entraîne d'autres à l'imiter. La jeune femme serre son fiston contre elle, les deux cœurs battent à tout rompre, elle par peur, lui par excitation.


A ce moment, Grand-père est pris d'une quinte de toux, en fumeur invétéré, et provoque quelques grognements dans la troupe. "Chut !" C'est le petit-fils qui réprimande son ancêtre sidéré, en lui faisant de gros yeux ! Il fait glousser sa mère, malgré ses appréhensions, amusée par tant d'impertinence naturelle.


Mystérieusement, le groupe disparaît comme il est apparu, sans signes avant-coureurs. Quelques rides en surface témoignent de leur passage. Après cinq minutes qui paraissent très longues, le Major décide de quitter ce lieu idyllique mais mal famé. On ira pêcher dans un endroit moins risqué. Maman, qui espérait une excursion sans émotions, a eu plus peur que la fois passée, le mal de mer en moins !