Le singe aux petits ognons


Courir dans le jardin pour se donner l'illusion de l'indépendance pendant que Maman, mine de rien, lit dans la véranda procure à l’enfant un sentiment de joie débordante. Surtout quand, après un coup d’œil coquin, l’on se glisse derrière le coin pour filer vers la cuisine mendier un biscuit à l'insu de sa mère-grand. Ce jour-là, on tombe pile sur un bien triste spectacle : un singe gît, la poitrine défoncée et empoissée de sang visqueux.


La sarabande de mouches bourdonnantes et l'immobilité de l'animal intriguent l'enfant qui s'approche pour l'observer. Il entend son aïeule crier : "N'y touche pas, mon gros bébé !"


Elle sort avec le cuisinier, toute rouge, et lui mécontent. Manifestement, ils viennent de se disputer mais comme elle a toujours le dernier mot, même avec son terrible mari, l'homme se penche de mauvaise grâce et ramasse le gibier raidi pour le préparer. Les mouches s'éparpillent dans un tonnerre vrombissant.Le grand-père, dans sa manie de tirer toutes sortes d'animaux pour nourrir la maisonnée, ou enrichir sa collection de trophées, vient de commettre une erreur. Mais il n'est pas là pour l'instant et recoller les pots cassés n'est pas du genre de son épouse.


Il existe partout en Afrique des animaux qui se trouvent naturellement protégés par certaines ethnies, soit pour leur utilité, soit pour des influences réelles ou imaginaires qui leur sont attribuées. Qui croirait que le vilain marabout, avec son gros bec ridicule, son long cou ridé et horrible, éboueur des savanes, représente la sagesse ? Il y a une constante remarquable chez nombre de peuplades vivant en bordure des forêts de l'Afrique centrale : les singes sont des petits frères - ou des cousins - des hommes.


Le cuisinier mécontent appartient à une tribu qui respecte les primates. Il ressent la mort de la petite bête comme un crime et devoir l'apprêter en plat principal le met hors de lui. Voilà que sa maîtresse, en bonne Anversoise ignorante de ces coutumes, le menace de représailles s'il n'obtempère pas ! Furieux, tenant l'animal à bout de bras, il passe devant le petit garçon et crache entre les dents : "Et toi, ils vont te manger aussi ?" Il disparaît derrière la maison pour l’écorcher et la maîtresse de maison retourne dans la cuisine. Surpris devant cette attitude hostile, il retourne ventre à terre se réfugier entre les jambes maternelles. Comme souvent, il dérape dans la jupe et s'appuie sur les cuisses brusquement dénudées pendant que la jeune femme le repousse : "Fais donc attention !"


La situation est moins embarrassante qu'au club de bridge, quand il avait eu peur d'un gros chien envahissant et baveux. Pareillement, il avait détroussé sa mère sous l’œil ravi de ces messieurs sirotant leur whisky. Le plus goguenard, un peu dragueur, très empressé, était venu soulever le marmot apeuré pour le rassurer. Ce faisant, il avait

entraîné les volants de la robe pourtant longue, permettant à chacun d'immortaliser la vision de la fille du Major en petite culotte et rougissant comme une collégienne.


Le soir venu, l'assemblée s’attable comme à l’accoutumée, le petit est déjà couché. Grand-mère agite une demoiselle en laiton qui fait un bruit de clochette et la porte de la cuisine s'ouvre doucement. Le Noir impassible porte le plat d'argent sur lequel il a disposé le singe entouré d'une ellipse de petits oignons.Il lui a laissé la tête et l'a disposé en position fœtale, en appui sur ses avant-bras et ses tibias. Il a gardé les mains et les pieds aussi. La chair est restée assez rouge malgré la cuisson. Le derrière pointe vers le haut. La ressemblance avec un nouveau-né est terrifiante. Un silence total règne dans la pièce pendant que le cuisinier cérémonieux et glacial place le fruit de son travail au centre de la table.


On raconte que le Major s'empourpra, non de colère, comme souvent, mais de gêne.

Il comprit à cet instant l'impair qu'il avait commis vis-à-vis d'un de ses serviteurs dévoués. Il l’avait à son service depuis des années et connaissait les coutumes de son ethnie. Il en oublia une au moment d’abattre l’animal. Nul n'osa toucher à la victime, soit par dégoût, soit par respect, et celle-ci fut enterrée au fond du jardin, discrètement, avec des petits cailloux polis en décoration. Le petit-fils apprit qu'il ne devait toucher sous aucun prétexte à ces sphérules lisses et tentantes ! Le militaire reconquit les bonnes grâces de son cuisinier peu de temps après en plantant lui-même un rosier sur le monticule.