La pêche miraculeuse


Grande journée ! La maman et son fils sont admis sur le bateau de pêche. Il faut partir très tôt, mais ce n'est pas un problème pour un enfant qui se réveille généralement avec les oiseaux qui chahutent devant la cuisine et se disputent les miettes épandues sur la pelouse. Debout dans son lit-cage, il pépie autant que les passereaux, avant que sa mère ne l’accueille dans son lit pour tenter de grappiller un peu de repos supplémentaire. Mais ce matin, il faut se lever et se rendre à la jeep où deux Américains géants, à la voix de stentor, discutent en compagnie du Major. Ils sont autant surpris que ravis de voir arriver l'enfant, pour cette partie de pêche sportive.


Le port qui accueille les plaisanciers comporte des estacades en béton construites sur la rive du fleuve et d'autres jetées perpendiculaires en bois. Une vedette fluviale de l'armée y est accostée et quand le Major arrive, l'équipage et son capitaine le saluent. Après une poignée de main entre les gradés, on présente les étrangers et la jeune maman, gênée de se retrouver en tenue si légère au milieu de tous ces marins. Elle en oublie l'explorateur à courtes jambes. Il en profite pour se glisser entre les soldats qui déchargent le matériel et l'embarquent sur un caboteur d'une quinzaine de mètres.


Il tombe en arrêt devant un paquet d’immenses cannes à pêche qui se promènent comme lui : le centre de cette boule hérissée est un Noir qui transborde tout l’équipement de pêche du camion au bateau. Pour le coup, le voilà déguisé
en porc-épic géant !


Après une station intriguée, le marmot repart en trottinant vers le bout de l'embarcadère... Trois ouvriers assis autour d'un brasero mastiquent des morceaux de victuailles grillées. Les échafaudages de la réfection de ces structures déjà anciennes arrêtent le diablotin dans sa progression. Le plus âgé du groupe se lève, intrigué, le prend par la main et l'amène près des autres. D'où peut bien provenir un bébé blanc dans ce port ? Le mioche désigne d'un index potelé un morceau qui roussit sur une longue tige de métal. L'un des hommes l’extrait du feu, souffle dessus pour le refroidir et le lui met en main. C'est chaud mais tenable. Curieux, il se méfie quand même. Si l'histoire de la trompe s'estompe dans ses souvenirs, elle n'a pas tout à fait disparu ! Il hume la boulette avant de la lécher d'un brusque coup de langue. Il en suce un bout puis ingurgite la nourriture salée et croustillante. La bouchée éclate en matière assez élastique, peu agréable de goût et de consistance. Il grimace et toute l'équipe des réparateurs s’esclaffe en plaisantant.


"Que fais-tu ici ?" s'écrie sa mère essoufflée d'avoir couru, épouvantée de retrouver son fils si loin d’elle et en un endroit si proche de l'eau. Elle comprend qu’il a mangé quelque chose, regarde le filet ouvert sur les poutres vermoulues et suintantes du wharf. Elle manque de tourner de l’œil ! Des tarets ! Son petit chou a ingurgité un morceau de taret ! Elle s'encourt vers le bateau en le portant comme s'il allait trépasser et, au bord des larmes, avertit son père. Ce dernier rugit de rire et raconte ce haut fait culinaire aux Américains, qui partagent l'inquiétude de la mère.L'incident est clos, la mère est calmée, son trésor sur les genoux, les cordages sont largués.


L’allumage du moteur fait trembler le ponton, une fumée bleutée s'échappe à l'arrière et l'on vogue à l'aventure. La matinée sera consacrée à la pêche sur le fleuve, puis on dérivera vers l'océan. Ainsi, les touristes pourront témoigner de l’étonnante récolte en une journée dans cette région du monde.
















L'estuaire s'étend à perte de vue. On sait que l'on navigue toujours sur le fleuve par la couleur brune de l'eau. Des lignes traînantes, aux hameçons appâtés de morceaux sanguinolents, pendent de hautes cannes fixées à la rambarde du plat-bord. L’homme à la pipe disserte sur son sport favori avec des gestes amples embrassant l'horizon. Un Noir crie, une canne plie. S'arc-boutant sur le manche, le plus grand des Américains travaille l'animal piégé. Un nez curieux voudrait bien s'approcher mais les bras maternels le retiennent. Après une demi-heure de propos virils, de commentaires et de grognements, le pêcheur crie d’enthousiasme.


La nageoire dorsale du poisson fend la surface et fouette l’eau presque lisse de sa caudale. Sa lutte effrénée échoue le long de la coque. C'est un silure de belle taille et les harponneurs l'achèvent. Hissé sur le ponton dans un grand désordre de mouvements et de vociférations, l'animal gît sur le côté. Sa gueule impressionnante s'ouvre et se ferme dans un chuintement crispant. Ses soubresauts et ses coups de queue font danser les hommes qui tentent de le tuer. Du sang s’étale et coagule en mares sombres. Tout se calme. Au cours de cette agitation, personne n'a vu qu'un autre pêcheur, ayant remarqué les soubresauts d'une autre canne, s’est mis à extraire de l'eau une sorte de perche appelée « lutjanus », frétillante, argentée dans la lumière qui se reflète sur ses écailles.Un peu effaré, le marmouset est resté enfoui dans les jupes maternelles. Son grand-père vient le chercher pour le conduire devant la bouche béante du silure. A la fois flasque et rugueux, il sent la vase et est encore parcouru de légers frémissements. En fin de matinée, une vingtaine de poissons de toutes tailles s'entassent ainsi devant la cabine de pilotage. Deux autres poissons-chats ont rejoint le premier, dont un qui mesure près de deux mètres. L'océan, annoncé par une barrière de nuages, remplace petit à petit le fleuve.


Le mouillage s'effectue sur un banc de sable affleurant non loin des plages, réputé pour sa richesse faunique. Le bateau en panne s'installe face au courant et chacun prépare le déjeuner, sauf la maman souffrante, qui est allée s'allonger à l'abri du soleil dans le poste de pilotage. Le grand-père fait installer l'enfant sous un parasol, et demande au grand Noir de garder l'enfant jusqu'au retour de sa mère. Après la tartine de fromage préparée par grand-mère, l’enfant s’endort sur les genoux du gardien improvisé et un peu embêté. La tête de l'enfant repose bouche ouverte sur le poitrail lisse et chaud. Ses copains, après quelques plaisanteries, entament un jeu dont il est exclu, veillant sur le sommeil de l'angelot agité par le souvenir d’une grosse bouche suintante qui rôde dans le velours onirique de son sommeil.


Réveil en sursaut. Le remue-ménage a repris sur l'embarcation, la partie de pêche recommence. Les navigateurs attendent leurs premières victimes. Des bancs de barracudas et de tarpons viennent inspecter les cuillers qui scintillent au bout des lignes. Dans un jaillissement d’écume, un premier poisson voltige et se trouve jeté à bord. Il rebondit d'un côté à l'autre du pont, arrêté par les bastingages, il mord la queue d'un des poissons-chats et s'immobilise. C’est un barracuda ! Il ressemble à un très grand brochet et des dents pointues dépassent de son bec entrouvert. En une heure, une douzaine de ces féroces prédateurs grouillent entre les mollets des marins qui sautillent pour éviter les morsures. Deux petits requins et un tarpon ont rejoint le troupeau d'agonisants quand l’une des cannes ploie à se rompre."C'est un gros !" hurle l’organisateur et les hommes se rassemblent, harpon ou gaffe à la main. Un aileron jaillit des profondeurs. Cette fois, le grand Noir est mal à l'aise, il saisit l'enfant et se tient debout, au centre, en appui contre un coffre contenant du matériel et des cordages.


Impossible d'entrer dans la cabine : elle s'ouvre vers l'arrière et les gens s'y bousculent pour préparer une possible attaque du squale. Il ne veut plus rester là car une fois à bord, cette bête de belle taille roulera de bâbord à tribord en écrasant tout sur son passage. Agile, il escalade le poste de pilotage et s'arrime à la main courante qui borde le toit. Le gamin trouve cela bien amusant et son rire attire l'attention des hommes. Son aïeul, qui tournait le dos pendant cette ascension, se protégeant
de l'éblouissement solaire par une main, regarde vers le haut et apprécie le
réflexe du marin : "C'est bien, reste là et tiens-le bien, qu'il ne bouge pas !"Puis
il remballe rudement sa fille venue aux nouvelles : "Nous allons être secoués."


Cette prévision reçoit une confirmation immédiate car le requin fonce brusquement vers ses tourmenteurs et bouscule au passage la vedette en emmêlant les lignes qui n'ont pu être rembobinées à temps. Canif à la main, le Major coupe les fils inutiles pendant qu'un des Américains glisse de l'autre côté pour éviter les frottements du filin sur la quille, de l'étrave à l'étambot. Les marins ont remonté le gouvernail et l'ancre et le bateau dérive lentement le long de la côte. Le poisson a sondé : le calme avant l'orage !


Les commentaires vont bon train. On estime que ce requin est fort gros pour les moyens traditionnels et on s'étonne d'ailleurs que la ligne, prévue pour des mâchoires moins puissantes, ait tenu. L'officier se rend dans la cabine pour prendre un imposant fusil de chasse et y trouve son petit-fils. Il a été rapatrié au cours de l'accalmie. Sa fille l'accueille par un silence interrogateur.


Le squale revient en surface et ne bouge plus, la tête sous l'eau. Tout le monde retient son souffle pendant la calme visée du Major. Comme pris d'un pressentiment, l'animal sort un bref instant un œil glacial pour repérer ses adversaires. Coup de tonnerre ! C'est l'arme qui servit contre le vieux solitaire saccageur de village. Le garçonnet a crié de surprise en entendant le coup de feu. Ce bruit lui rappelle le grand chat. "Opar !" commente-t-il à sa Maman intriguée...


Le squale frappe la mer de la queue et du sang sourd de son front en nuages vaporeux se dissolvant dans l'eau bleutée. La lourde bête morte est extraite de l'océan par tous les hommes unis en un effort commun. L’embarcation tangue pendant l’opération et d'autres requins s’approchent du bateau, attirés par cette proie potentielle. Quand l’officier donne le signal du départ, six ailerons tournoient en cercles concentriques autour du site ensanglanté. L'animal repose devant le tas des autres victimes : sa gueule hideuse est pleine de dents et ses mâchoires sont couvertes de blessures. Il semble observer de son regard borgne l'appétissant petit d’homme que l'on promène à bonne distance de son cadavre. Il écrase par sa masse toutes les autres prises réunies : il mesure presque quatre mètres.


"La limite était dépassée pour nos lignes" assure le grand-père d'un ton docte à sa fille qui n'en a cure, tout heureuse d'avoir retrouvé son petiot intact ainsi que la possibilité de respirer sans avoir l'impression de devoir vomir à tout bout de champ.D'habitude, c'est après l'accostage que les pêcheurs se font prendre en photo pour les souvenirs, debout à côté des poissons pendus à des branches d'arbre ou enfilés par les ouïes sur des bâtons portés par deux hommes. Mais l'officier conseille de prendre les photos à bord : le retour sera tardif et la nuit tombée.Les gens des villages riverains attendent pour assister au partage du butin, fait à la lueur de lampes électriques et de feux allumés sur la rive. Il est de bon ton de se montrer généreux en laissant aux autochtones cette montagne de protéines. Elle sera partagée par les potentats locaux, pour ne léser aucune famille, sous la silencieuse surveillance des militaires qui recevront leur part. On gardera un barracuda et une perche pour la maison.