La sarabande infernale


Rosies par la chaleur, vêtues de robes jaune pâle immaculées, les dames devisent dans la jeep, Elles agitent, en éventail de fortune, des revues emportées pour passer le temps, à regarder la mode qui vient d'Europe. Par lassitude, elles ont laissé s'échapper le gosse. Il s'encourt près de son ancêtre agenouillé sur la rive d'un bras tranquille du fleuve infini. Entre les racines apparentes d'un arbre qui s’effondre dans l'eau, son socle ayant été érodé par les crues et les pluies, Grand-père dégage un treillis masqué de feuilles. L'enfant s'est arrêté derrière une souche voisine et, sur la pointe de ses petons, les menottes à plat sur le bois, il regarde intensément. L'adulte fait semblant d'ignorer sa présence mais entend la respiration courte du diablotin, oppressée par l'attention et, par jeu, il accentue ses gestes pour rendre la scène plus compréhensible au jeune esprit tout en interrogation.


Le couvercle ôté, c'est un seau enterré qui apparaît. Des effluves nauséabonds flottent alentour. Cela vient de la viande faisandée placée en appât et dont l’aspect verdâtre est repoussant ! Le garnement se penche et pousse un cri de stupéfaction : le fond du seau grouille d'une épaisse couche d'insectes de toutes sortes. Carabes, scarabées, grillons, sauterelles, fourmis géantes s’agitent, se bousculent, s’escaladent. Même des papillons de nuit se reposent sur les parois intérieures de cet abri inattendu. Un tel fourmillement donne au spectateur l'image de ce que pourrait être l'enfer ! Par gestes vifs et précis, à l'aide d'une épuisette légère ou de pinces fines et nickelées, le major distribue les insectes dans des pots fermés d'un couvercle, contenant un tampon d'ouate imbibé d'éther. Il écarte ceux qui ne l'intéressent pas, il n'a gardé qu'un seul des papillons. Il empêche les plus agiles de déguerpir. Il trouve avec étonnement une grosse chenille égarée sous la masse mouvante des autres, dont la présence ne s’explique que par une distraction ou une maladresse. Elle a dû tomber dans le seau lors de sa lente promenade, ses habitudes alimentaires étant végétariennes, elle n’a certainement pas été attirée par ces remugles !


Pendant ces manœuvres, un insecte descend du ciel et atterrit pesamment sur la racine, à cinquante centimètres du nez de l’assistant en herbe. Le visiteur vrombit du tonnerre, ce qui chatouille les tympans. Il rentre ses ailes diaphanes sous ses élytres luisants et ne bouge plus que les mandibules. Grand-père s’exclame : "Ça alors ! D’où vient-il, celui- là ? Regarde, fiston, c’est un lucane." Les lucanes grignotent les matières ligneuses, contrairement à cette grosse chenille maladroite... Vient-il déguster un bout de racine ? Le collectionneur pointe un index précautionneux pour ne pas le faire fuir. Les cornes géantes et dentelées qui ornent la face du coléoptère lui confèrent l’aspect d’un reître médiéval. Il s’accroche à l’écorce usée à l’aide de ses pattes griffues hérissées de poils raides.Les émanations de viande pourrie et d'éther agressent le système olfactif du petit observateur. Cette puanteur et l'allure inquiétante du cerf-volant amènent sur son visage poupin une moue crispée, bouche en cul de poule, ailes du nez plissées et yeux clos à demi. L’insecte en carapace décide de s’avancer et frôle les petits doigts agrippés à l'écorce. De surprise, le marmot retire les mains, se déséquilibre, vacille et tombe assis dans la poussière. Ceci ne peut que réjouir son incorrigible aïeul.


L’enfant prend alors un air vexé, se relève dignement et rejoint en catimini la voiture sous les lazzis et les commentaires amusés. Il est accueilli par une autre chanson et les exclamations mécontentes des dames devant l'arrière-train souillé. Elles époussettent les vêtements, frottent les paumes, le nez aussi, parce qu'entre-temps un index terreux en a gratté le bout, et installent le garçonnet renfrogné sur la banquette arrière.Les conversations féminines reprennent mais s'estompent dans un brouillard lointain.


Une somnolence bienheureuse s’installe. Deux collines laiteuses, rassurantes, confortent le dormeur dans son impression de bien-être calfeutré. Un bruissement de fond s'intensifie et apporte à l'ambiance une composante d'inquiétude. Un nuage obscurcit les collines. Le rêveur s'en approche et s'étrangle de stupeur : des myriades d'insectes pullulent maintenant autour de lui dans une pestilence à vomir. L'enfant ouvre les quinquets et crie d'horreur !


Les collines sont là devant lui et les insectes aussi ! Pour aider son père à rapatrier ses prises, sa mère tient contre elle quelques pots contenant des bestioles mortes. C'en
est trop, l’enfant pleure : la douce et confortable poitrine maternelle envahie par ces hôtes infâmes ! Il frappe un bocal. "Mais... Qu'est-ce qu’il t'arrive ?" Grand Mère revient. Elle comprend la réaction de son petit-fils et le prend contre sa poitrine, bien plus impressionnante. Elle calme le garçonnet fâché de son mauvais rêve, de la triste réalité et d'être éveillé toujours aussi fatigué. "Dépêchez-vous d'aller enterrer ce seau puant, on rentre !" décrète-t-elle d'un ton péremptoire. Le seau est remis à sa place pour de futures découvertes. Elles permettront au Major de réaliser d’impressionnantes collections entomologiques pour un musée métropolitain. Des insectes portent désormais, et à jamais, son nom avec des terminaisons latines, gage de passage à la postérité.


On est rentré à la maison. De meilleure humeur et peu rancunier, le gamin grimpe sur une chaise de la salle à manger et se penche sur la table pour observer les étranges manœuvres de son aïeul. Pipe au bec, lunettes aux montures en corne d’antilope, le Major épingle les insectes dans des tiroirs vitrés, en écartant à l’aide de brucelles les ailes de ceux qui en possèdent. Il s'attire des exclamations admiratives car sous les élytres des sauterelles et des cérambycidés, les trames alaires translucides et multicolores ravissent le jeune spectateur.


Cet épinglage provoque néanmoins un certain malaise. Finira-t-il un jour, lui aussi, à son tour épinglé ?