Le léopard invincible


Un soir, après une promenade en camion conduit par un chauffeur bavard, le petit dort abandonné contre l'épaule de son aïeul. Comment parvient-il à dormir dans ce boucan infernal ? Les hommes s’en amusent, plus attendris qu'ils ne veulent l’avouer... Bercé, à demi somnolent seulement, le gamin se souvient comment, au matin, son grand-père fut accueilli à bras ouverts. Tout le village tapait dans les mains et s'agitait en cadence pour recevoir l'hôte. Une haie de femmes souriantes, ondulant de la croupe, certaines avec grâce, d’autres plus lourdement, et ondoyant des épaules, touchant l'enfant blanc au passage, le bel enfant si net, habillé comme un petit prince, chantaient de leurs voix aiguës, parfois criardes, une mélopée langoureuse. Les hommes, plus loin, dansaient de façon plus heurtée, ponctuant d'onomatopées sonores les phrases des danseuses.


Toute cette troupe joyeuse laissait un couloir conduisant à quelques vieillards sereins, étrangement nippés mais très beaux. Ils s'appuyaient sur des cannes sculptées, indifférents à la poussière brune soulevée par le remue- ménage. Leurs yeux au blanc jauni par le grand âge et le tabac, leur visage sillonné de rides, leur stature voûtée et leur demi-sourire plein de bonté se veulent plus rassurants qu’inquiétants pour le bambin.


Un personnage dominait par la taille les ancêtres et une force calme se dégageait de son attitude. Tout étonné, le petit visiteur vit son terrible aïeul se comporter autrement que d'habitude. Il s'arrêta à cinq pas du groupe des vénérables, porta la main à son casque pour un salut militaire et attendit sans un mot. Le brouhaha succédant aux chants arrêtés s'était mué en murmures lors de l'approche des visiteurs pour faire place à un silence à peine troublé par des cris d'enfants. Cet homme impressionnant n’était pas un simple potentat local, mais appartenait à une lignée royale régnant sur l’ethnie entière. Les vieillards hochèrent la tête d'un air entendu, le chef sourit et s'adressa au représentant de l’ordre colonial. Le Major connaissait, en broussard averti, une coutume souvent ignorée par les nouveaux arrivants : c'est le chef qui parle le premier, pas un autre.




















Après la réponse protocolaire aux phrases d'accueil du Chef, on déambula près de cases nouvellement construites. Le petit remarqua deux défenses d'éléphant qui ornaient la plus vaste des huttes. "Tu vois, c'est le solitaire que j'ai abattu ", ronronna son mentor, "je les ai laissées en souvenir..." Il y avait une trace de regret dans sa voix !


On visita les cases qui remplaçaient celles détruites, congratula les familles reconnaissantes, puis tout le monde se rendit sur la placette centrale et s'assit sur des paillasses tressées, sauf les sages et le visiteur de marque qui reçurent des tabourets bas, noircis par l'usage. Le plus jeune fils du chef fut présenté au petit-fils du militaire réfugié entre ses mollets gainés de hautes chaussettes blanches. Les deux enfants étaient aussi intimidés l'un que l'autre, ce qui fit sourire tous les spectateurs.


Après quelques palabres au vent parfumé d'odeurs de grillades et de goyaves, le Commandant émit quelques banalités d'usage sur la qualité de l'accueil. Il reçut un bâton de chef (conservé par sa famille depuis bientôt cinquante ans) et un drap multicolore pour sa femme. Le retour au camion se fit sous les gestes d'adieu de la tribu assemblée et quelques chenapans coururent à côté puis derrière le véhicule, en criant des plaisanteries qui firent rire le chauffeur et les deux soldats se tenant dans la benne, derrière la cabine.


Le dormeur s'éveille, projeté vers l’avant. Le camion, à l'arrêt, ahane et vibre. Retenu à la fois par le bras droit du conducteur et la main gauche de son grand-père, il oscille sur le bord de la banquette en haletant et écarquille les yeux. Dans la lumière des phares, un gros chat cligne des paupières et retrousse les babines. Il entend le Major jurer entre les dents et chuchoter : "Nom d’un chien ! Donne-moi le fusil, celui-là, je ne peux pas le rater !" Il se glisse par la porte ouverte avec précaution, s'agenouille près d'une roue, arme le fusil et vise le fauve qui feule. L'enfant montre l'animal du doigt et émet un son surpris et interrogatif. "Chut !" ,fait le chauffeur, "Léopard !"


Son grand-père est un chasseur à la réputation bien établie. C'est d’ailleurs pour cela que l’on avait fait appel à lui pour éliminer l'éléphant fou. Il sent qu'il a le temps de viser le crâne de la bête pour choisir un point d'impact laissant la dépouille la plus intacte possible. Il tire et le coup de feu fait sursauter son petit-fils. Le fauve fait un bond de côté et disparaît dans la nuit. Sidéré, incompréhensif, le tireur tourne lentement la tête vers le conducteur dont le menton pend d'étonnement. Nouveau juron qui, cette fois, tonne dans l'obscurité : "Tonnerre de Dieu ! J'ai pris l’une des protections pour le viseur !"


De fait, sur ce type d'arme de guerre, le viseur est protégé des chocs par deux languettes métalliques en "v". Et si l'on prend, sous le coup de l'émotion nocturne, l’une de ces languettes pour atteindre la cible grondant à trois mètres à peine, on doit bien la manquer d'encore trois mètres !Les militaires n'osent pas broncher devant l'humeur massacrante de leur patron. Celui-ci réintègre la cabine en maugréant et menace ses hommes de représailles redoutables s'ils osent relater ce contre-exploit humiliant. Doit-on préciser que l'aventure fit le tour de la province ?


Le Major a raté un léopard immobile, ébloui par les phares du véhicule, à trois mètres de lui à peine ! Des rires francs au fond des cases, des sourires

narquois dans les sentiers quand le peuple va et vient, des gorges chaudes de

Le Major a raté un léopard immobile, ébloui par les phares du véhicule, à trois mètres de lui à peine ! Des rires francs au fond des cases, des sourires narquois dans les sentiers quand le peuple va et vient, des gorges chaudes de ces dames vêtues de tenues légères, au cours des parties de bridge, des ricanements de collègues gradés, des conversations de fonctionnaires, des ragots de commerçants, des propos d’agents représentant diverses sociétés métropolitaines lors de l'absorption de boissons alcoolisées dans les bars, un simple susurrement parvient aux oreilles
attentives de Mère-Grand. Elle croit deviner.


Elle réquisitionne le conducteur de ce jour fatidique, le soumet à la question,
menace sa conscience devant le peu de coopération dont il fait montre par crainte
de provoquer la colère de son commandant. Les pièces du puzzle sont assemblées : elle attend de pied ferme son mari qui a fait semblant d'oublier l'histoire entretemps. Maman tire son fiston vers le jardin pendant l'altercation pour qu'il n'entende pas se disputer ses grands-parents. Mais la reine mère est déchaînée et des bribes de phrases coléreuses atteignent l'ouïe innocente du bambin. Il est intrigué et tortille du col pour voir ce qui se passe : d'habitude, c'est son grand-père qui crie sur les autres ! "Et si cet animal s'était jeté sur toi... Ou sur le petit ?" Ou sur les soldats, mais cela, elle a oublié de le crier ! L'impassible conscience du Major a-t-elle été troublée par ces remontrances ? Ce soir-là, avant l'heure du coucher, il a serré son petit-fils contre sa poitrine plus longuement que d'habitude, le faisant toussoter dans la fumée de sa pipe.