La trompe de l’éléphant


Après le déjeuner, Grand-mère discute avec sa fille sur le pas ombragé de la porte du salon. Le poupon joue à leurs pieds sur le carrelage rafraîchissant. Il baille à se décrocher la mâchoire. Il s’était réveillé à l’aube car Grand-père avait provoqué un fameux remue-ménage en partant, harnaché dans sa tenue de chasseur. Il avait emporté son plus gros fusil et un conducteur militaire l’attendait patiemment à côté d’un camion éructant une fumée noirâtre et malodorante. Deux hommes en armes se tenaient debout derrière la cabine, dans la benne débâchée et discutaient avec le cuisinier, lui aussi réveillé plus tôt que d’habitude. Le véhicule s’était ébranlé dans un nuage de poussière et un grondement d’orage. Plus moyen de se rendormir malgré la douce insistance de Maman, toute la maisonnée résonnant déjà d’activité. "Oh là là ! si on allait faire dodo maintenant ?" susurre la voix grasseyante de l’aïeule. Enfin une proposition raisonnable !


Les limbes de la sieste s’estompent. Des bribes de propos parviennent aux jeunes oreilles. "Quelle odeur ! A quinze kilomètres d’ici... c’est le vent qui tourne ... je me demande... le petit dort encore ?" Mis en question, le jeune sujet s’agrippe aux barreaux de son lit-cage et au fin tulle qui lui sert de moustiquaire. Quelques vocalises amènent précipitamment un public féminin bienveillant, dont l’épouse du cuisinier, forte femme aux confortables hanches. Son tablier fait des replis où les menottes d’une nombreuse marmaille, la sienne et celle des autres, s’accrochent avec un onctueux sentiment de sécurité. C’est la rassurante mais redoutable Maama.


Sa voix puissante impressionne même la maîtresse de maison. Une altercation aimable sur la durée de la sieste prend d’ailleurs le temps de lever et de laver le petit. Maama estime qu’elle a été trop courte et réprimande la génitrice, qui devrait venir bercer l’enfant quand il se réveille, pour le rendormir, plutôt que de lire tout le temps ! Grand- mère en profite pour émettre quelques avis supplémentaires, moins amènes. L’union sacrée des deux mamies rend la jeune femme boudeuse, malgré les risettes séductrices de son rejeton. Le camion est de retour, sans le grand-père ! Un planton transporte une bassine vers la cuisine. L’enfant s’est échappé et en scrute le contenu. Un index s’aventure vers la matière rouge et suintante qui dessine des ondes quand on la bouscule. Grand-mère survient et pousse des cris d’horreur : "Ne touche pas à ça, c’est dégoûtant !"


Elle s’explique avec le planton surpris. Sur ordre du Major, ce dernier a apporté deux morceaux de viandes découpés dans l’éléphant abattu, un steak (celui qui fait des vagues) et un morceau de trompe, plus rigide, mais baignant dans le sang presque coagulé de l’autre.


Une discussion animée s’en suit entre la vénérable dame et son cuisinier pendant que la mère récupère son fils en catimini. Le militaire disparaît prestement pour repartir avec le camion, empoussiérant la végétation au bord de la route terreuse.


Le soir, le maître lit le journal, assis dans un fauteuil en bambou, polluant l’atmosphère vespérale avec la fumée tenace de sa pipe. Il attend que les femmes annoncent le repas. Seul à la table familiale, son petit-fils s’escrime contre la cuiller censée l’aider à mener du fromage blanc du bol à sa bouche gourmande.
Une coulée humide composée de salive et de matière lactée descend du menton, s’étale dans le bavoir et prend fin contre le récipient. Le cuisinier impavide pose une casserole surchauffée au centre de la table rectangulaire et retourne devant ses fourneaux. Les vapeurs qui s’échappent par le côté du couvercle intriguent le minot car elles fusent en chuintant.


Le grand-père détaille la scène par-dessus le journal, se lève, se saisit d’une fourchette et d’un couteau, puis détache un petit morceau de viande sur lequel il souffle pour le refroidir. Avec un sourire engageant, il le propose à son petit-fils qui l’engloutit dans un large sourire blanc de caséine. Les petites mâchoires sont encore très peu pourvues de dentition ; il se voit donc obligé de mâchouiller la bouchée, de la faire passer de gauche à droite, puis de droite à gauche, de saliver abondamment et de regarder d’un air interrogateur son tentateur retourné à la lecture. L’hypocrite fait semblant d'être absorbé dans un article ! Comme ça craque ! C’est filandreux
en diable, trop gros pour être avalé, bien salé, affreusement poivré. Le marmot
en a les larmes aux yeux ! La sauce du ragoût de trompe est brun foncé et se mêle
en fins filets à la couche blanche qui barbouille le visage rondelet. Aucune aide technique en vue, tandis que les femmes papotent dans la cuisine avec le serviteur affairé.


Incommodé par le goût inattendu de ce mets corsé et excédé par le travail excessif qu’il nécessite, le chérubin introduit sa menotte dans la bouche et en extrait l’indésirable relief ayant à présent un aspect innommable. Il le jette par terre d’un geste vengeur mais perd la cuiller dans le mouvement. Attirées par le bruit, toutes les femmes et une chatte sortent de la cuisine. Les humaines crient de surprise devant le spectacle mais le félin, après l’avoir flairée de façon circonspecte, se saisit de l’aubaine et l’avale en deux bouchées. Un mets aussi délicat ne se refuse pas ! Le gourmet cligne de l’œil. L’ancêtre, dont l’innocence affectée ne trompe personne, se fait copieusement réprimander. Maman emmène son rejeton à une deuxième séance de nettoyage, ce qui le rendra grognon jusqu’au coucher. Le cuisinier rit à gorge déployée et se fait rabrouer par sa maîtresse. Est-il possible que cette chatte ait fait un clin d’œil volontaire au bambin avant de disparaître dans la nuit du jardin ?