Les arbres qui rient


Bébé joue sur la pelouse de paspalum, les genoux et les coudes rougis par les frottements. Sa mère lit un livre et l’observe de temps en temps d’un regard affectueux teinté d’un peu d’inquiétude. Elle ne se sent pas à l’aise de voir son rejeton ramper à quatre pattes sur cette herbe d’un vert profond, drue et coupante. Un chapeau en tissu protège le crâne encore fragile du bambin. Il est retenu par une ficelle qui disparaît dans les replis du menton, si bien que de loin, ce chapeau est tel un gros champignon. Il donne l’impression de tenir tout seul et d’accompagner l’enfant plutôt que de le couvrir !


Un jardinier vaque à des occupations de sarclage sur un mode lymphatique propre à l’Afrique. La sueur dessine des ruisseaux sinueux dans la poussière jaunâtre qui saupoudre son dos. Il travaille pieds nus, ce qui intrigue l'enfant. Maman ne se promène pieds nus que dans la salle de bains ou au bassin ! Tout à coup, des insectes s’envolent devant le minuscule explorateur qui, de surprise, s’exclame : "Ah" ! Son cri suraigu lui revient, atténué. L’étonnement le dispute à la curiosité. Qui donc est cet autre enfant qui lui répond ? Il observe l’auguste maison coloniale, silencieuse et rassurante, toute blanche, avec sa barza qui avance devant la pièce de séjour. Il n' y a personne.


Maman ? Il lui lance un sourire enjôleur, ce qui provoque un petit mouvement rengorgé de la dame qui repique du nez dans les pages. Assise au milieu du jardin, genoux joints pour mieux disposer le livre, elle est vêtue d’une robe claire et légère, laissant passer bras et jambes nus, bien pâles malgré le soleil omniprésent ; ses cheveux châtains foncés sont bouclés et retenus par un foulard en soie replié en bandeau. Non ! Maman semble sage comme une image.


Le grand Noir ? Il transpire le long de la haie et ne fait attention qu’à son travail. On l’entend souffler quand il extrait un stolon rebelle qui tente d’envahir le gazon. Ces soupirs engendrés par l’effort physique ne ressemblent pas à un cri de bébé. Les arbres immenses et un peu inquiétants qui enserrent la demeure comme un bijou dans un écrin, oscillent majestueusement dans le vent léger et sans fraîcheur de cette fin d’après-midi. Ils tamisent les rais aveuglants et leur feuillage lointain dessine sur le visage poupin des jeux de lumière et de pénombre.


L’enfant crie "Aa" Et les frondaisons géantes répercutent "Aa" en écho. Le poulbot vacille sur le popotin et gazouille sa surprise. Il voit un passereau voleter sur le toit, pépiant à plein gosier, mais qui ne dit pas "Aa" ! Regard en coin vers la lectrice qui ne lève pas le bout du nez, prise d’une douce envie de rire. Le jardinier se repose sur sa bêche et regarde l’enfant, amusé. Il recommence en criant plus fort : "Aa" !"Aa", répond derechef la forêt plantée.


Le bambin rit et son rire se répand dans le feuillage, se multiplie, semble s'amplifier, ne s’arrête plus : tout à coup, le rire de sa mère se mêle au sien et des dizaines de femmes invisibles pouffent de conserve. Puis l’homme s’amuse à son tour, mêlant ses octaves plus graves au concert cristallin. Toute la forêt semble s’esclaffer à présent en joyeuse tempête, comme divertie par la joie du tout petit et l’oiseau s’enfuit, inquiété par le bruit. Des elfes s’en mêleraient-ils ? Une forêt ne répond jamais comme cela : il est même très rare qu’elle produise un simple écho !


Maman se lève et enlace son précieux pouillot. Que ses bras sont tendres et confortables ! Une vague de baisers légers calme l’enfant et la forêt : elle le ramène à l’intérieur. C’est l’heure de la sieste...

Les arbres dodelinent comme à regret et l’ouvrier reprend son travail : tout rentre dans le train-train d’une plantation d’éléis, grands palmiers peignés par le vent, bordés d’eucalyptus importés de la lointaine Australie. Seul le vrombissement

des insectes et le froufrou du feuillage emplissent de nouveau l’air étouffant.


Au fil du temps, la forêt en écho a renvoyé d’autres histoires africaines, qui ont permis au bébé de grandir. Des histoires qui parviennent à travers les méandres du fleuve et les pièges de la mémoire. Des histoires qui s’invitent à chaque heure.